S’échapper ensemble dans les Balkans
Pour cette nouvelle série, Histoires de Parfums choisit de reproduire les lettres fictives d’amants bien réels. Au fil de ces lignes se dévoilent à nous des paysages où l’histoire et le parfum ne sont jamais très loin l’un de l’autre…
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10 Août 2021,
Sofia, Bulgarie.
Tu dois m’attendre depuis longtemps, je le sais.
Il s’est passé tant de choses depuis ta dernière lettre.
Je t’écris vite pour te dire que je reviendrai.
Je ne me suis pas égarée en route ; tout ceci n’est qu’un détour.
Je n’ai pas pris la mer à Dubrovnik. Je la prendrai plus loin, dans la mer Pontique, sur ce rivage slave chauffé par le soleil de la Méditerranée. Je voguerai sur le bleu profond qui borde les pieds d’Istanbul et par Marmara, par Chios, par Rhodes et par toutes les îles qui morcellent l’Égée, je reviendrai.
Je te reviendrai.
Il suffit que tu m’attendes encore.
Je suis passée par les côtes.
D’abord, j’ai longé la ligne claire et bleue de la mer.
Je suis passée par les collines ondoyantes de l’Istrie majeure.
J’ai dévidé les kilomètres de sable blanc, de sable fin, de tous les sables qui encadrent ce morceau de côte coincée entre l’Adriatique et les Dinariques.
J’ai marché, comme tu le sais.
Sous un soleil d’or toujours clément, ma gauche gardée par ces chaos de roche blanche, ces massifs montagneux expulsés vivement du cœur de la Terre.
J’ai marché jusqu’à Dubrovnik.
J’ai vu ses murailles blanchir au loin. J’ai passé les petites portes. J’ai arpenté les ruelles paisibles quand la nuit tombe. On s’y sent si protégée, le cœur ainsi enclos de murailles robustes, dans cette sorte d’écrin de marbre posé sur l’écume légère de la mer. Il y règne une sensation étrange de marcher entre les lignes d’un parchemin griffé par l’usure du temps. Je m’y croyais parfois à Venise, parfois à Rome, parfois même emportée dans les plus vieux quartiers de Jérusalem.
Tu te rappelles de cette ruelle à l’ombre du Saint Sépulcre avec ses pierres noircies et ses vieillards, assis devant leurs portes, occupés à regarder le temps passer ? J’ai retrouvé la même ici. Enfin là-bas…
J’ai dépassé Dubrovnik.
Je devais y prendre la mer, te rejoindre sur les eaux… mais j’étais saisie d’un tel amour pour cette terre, pour ses gens, pour les merveilles que les Balkans devaient renfermer sur l’autre versant des montagnes, loin de la beauté du soleil, loin des mers turquoises, des plages tropicales, des fjords exotiques décrochés ici, au milieu de l’Europe.
Je ne pouvais pas encore partir.
Pas vers l’ouest, pas maintenant. Pas quand l’est t’appelle ainsi, avec cette force viscérale des Balkans, avec le poids de magie que renferment ses vallées profondes. Tu ne refuses pas l’invitation des Balkans.
Je suis restée ici parce que je sais que tu seras toujours là et que je te retrouverai, toujours.
J’ai passé les montagnes moi aussi. J’ai gravi des cols, embrassé des sommets. J’ai dormi bercée par les vents hurlants, par les loups aboyant dans les campagnes brumeuses. J’ai mangé chez des inconnus, j’ai partagé l’eau de vie et l’office du dimanche. J’ai connu des musulmans, des catholiques, des orthodoxes et quelques sorcières tziganes habitant sur des collines solitaires, à l’ombre de grottes abandonnées.
Après la Croatie heureuse, j’ai découvert l’Albanie discrète, la Roumanie antique et la Bulgarie sereine. C’est ici que je me suis arrêtée, à l’autre limite des Balkans, sitôt que j’ai vu la Mer Noire dessiner son littoral fertile, au loin.
J’ai bien longtemps marché jusqu’à m’arrêter dans une autre de ces vallées pittoresques qui n’existent bien qu’ici. Le soleil, la terre vive d’humus, l’infinie vision de terrasses cultivées, plantées de rosiers, de théiers et de buissons de genièvre.
Je suis logée chez une gentille femme, Svetlana. Sa ferme est au milieu des champs. Une petite maison toute rouge, fraîche, aux murs couverts d’icônes. Il fait si bon ici, si chaud mais à la fois si doux. La plaine est vaste et encerclée de montagnes noires dans l’horizon, mais si réconfortantes, comme des ombres chinoises qui t’enlacent.
Tout autour est vert et fragrant et brillant de rosée.
Ce n’est pas encore la récolte mais on peut déjà sentir l’air vibrer du parfum des baies de genièvre mûrissant. Il y a quelque chose d’indescriptible, une sorte de lumière appétante et minérale, zestée mais froide, métallique mais verte à la fois. Cela sent l’agrume mais aussi le bois. La plante, mais aussi l’Homme. C’est une étrange odeur de peau chauffée, animale, qui envahit la plaine déjà saturée du parfum de l’achillée.
Svetlana veut que je reste pour la récolte de la genièvre. C’est un si beau moment, me dit-elle. Tous les villages alentours se rassemblent et l’on cueille joyeusement les baies à la main avant de les laisser sécher dans des hangars. On les emmène après à la coopérative, on les distille, la fumée pique un peu les yeux selon Svetlana, et la vapeur parfumée purifie la peau, colle aux vêtements, embaume les cheveux.
Les villageoises prennent un peu de l’huile essentielle, le trésor de leur labeur. Elles partent aussi avec des bouteilles d’hydrolat pour se soigner quand les hivers sont trop rigoureux. Puis l’huile part à Grasse, de l’autre côté de l’Europe, pour qu’on en fasse des parfums.
J’hésite à y rester, m’y établir encore un mois et récolter la baie avec elles, ces femmes heureuses. C’est encore un mois, je sais. Un mois sans toi. Sans nous. A moins que tu ne me rejoignes, ici, sur les rives de la Mer Noire.
C’est encore un mois en mer, un mois de port en port.
Mais je sais que tu l’aimes, la mer. Tu l’as toujours aimée autant que moi.
C’est encore un mois en mer, dans les bras de ta maîtresse furieuse.
Mais je sais que tu seras toujours là.
Reviens-moi, vite.
Je t’aime.
Et je t’attends.
Dans ce pays qui sent si bon.
O.
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